« Mes parents ont fabriqué un monstre »
Halima – France
Je vais parler de mon frère, parce que c’est vraiment ce qui m’a marquée et c’est ce qui m’a construite en tant que personne et que femme.
Mon frère est le troisième, après ma grande sœur et moi. Quand il est né, mes parents, qui sont marocains, étaient très, très, très contents. Je peux même dire que j’ai senti une forme de soulagement chez eux (rires). Je me souviens d’ailleurs que mon père nous faisait faire pas mal de sport avec ma sœur. Il recherchait des qualités d’endurance et de force chez moi, qu’il a pu reporter sur lui quand il est né. Même si tous les enfants sont une richesse pour leurs parents, mon frère a tout de suite été le joyau de la famille ! (rires) Mes parents ont ensuite eu deux autres filles.
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Mon frère ne faisait jamais rien. Toutes les corvées étaient pour mes sœurs, ma mère ou moi : débarrasser sa table, faire sa vaisselle, laver ses vêtements et même ranger sa chambre.
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Et ce qui m’a beaucoup marquée, c’est que mon frère n’était pas soumis aux mêmes impératifs que nous à la maison. Toutes les corvées étaient pour mes sœurs, ma mère ou moi : débarrasser la table après lui, faire sa vaisselle, laver ses vêtements et même ranger sa chambre. Il ne faisait jamais rien. Quand il avait terminé de manger, il se levait pour vaquer à ses occupations, à peu près quand il voulait, comme mon père. Il avait tous les droits en fait, comme un petit roi. Quand mes parents recevaient de la famille ou des amis marocains, ils apportaient un cadeau, et il était réservé à mon frère. Il avait toujours un jouet, qui était souvent une voiture, une moto, un garage à construire, un super truc quoi ! Mais fallait pas rêver, ce n’était pas pour nous. Même les jeux pour Game Boy, c’était pour lui. Il avec un traitement particulier et il ne voyait pas où était le problème ! (rires)
Avec mes sœurs, on ressentait cette injustice en permanence, mais on avait été éduquées comme ça et ça faisait partie de l’ordre des choses. Jusqu’à l’adolescence. Ce qui s’est passé, c’est que mon frère a eu une adolescence assez violente. Il a commencé à sortir tard le soir, sans dire s’il rentrait ou pas, à fréquenter des amis qui avaient des voitures, qui buvaient, qui fumaient, etc. Mes parents étaient très inquiets de son comportement et de son manque de discipline, mais mon frère ne prenait même plus le temps de leur répondre. Et comme c’était hyper anxiogène pour mes parents et qu’on avait seulement deux ans de différence, je me suis retrouvée à jouer le rôle de la bonne élève pour ne pas les inquiéter davantage. Son adolescence a pris toute la place et a complètement écrasé la mienne. S’il a pris toute la place, c’est parce qu’on l’avait éduqué à la prendre. Je me rappelle d’un jour où mon frère, qui était dans le même lycée que moi, m’avait vu avec mon premier petit copain. Et dans un excès de zèle, et parce qu’il pensait avoir tous les droits, il s’est permis de me demander sur un ton menaçant ce que je faisais avec ce mec, en me prévenant qu’il m’avait à l’œil. Ce à quoi j’avais répondu : « je crois que tu n’as pas très bien compris. Je suis ta grande sœur, pas ta petite sœur. Et même si j’étais ta petite sœur, je suis une personne indépendante et libre de mes mouvements, de mon corps et de tout ce que je veux, donc va te faire voir ! » Même s’il n’a rien répété à mes parents, j’étais vraiment outrée de son comportement. Cette inégalité de base, entre lui et nous, à cause de notre sexe, l’avait conduit dans un truc où il pensait vraiment avoir tout permis. C’est une des disputes mythiques que j’ai eu avec mon frère à l’adolescence, qui a cristallisé quelque chose chez moi, et qui fait qu’on a pris nos distances.
J’ai commencé à voir d’un autre œil l’éducation que j’avais reçue. Puis un jour, dans un moment de rébellion, j’ai tout balancé à mes parents : si mon frère leur donnait autant de soucis, c’était principalement de leur faute puisqu’ils l’avaient éduqué à penser que rien ne pouvait lui être refusé. Et que les autres, entre autres ses 4 sœurs, n’avaient pas forcément d’importance. Cette éducation a forcément eu une influence sur ce qu’il est. Il a compris qu’on attendait de lui des attitudes de domination. Et je crois qu’effectivement, ça l’a poussé à avoir des comportements un peu excessifs et agressifs, ou à se conformer dans des clichés qui ne l’ont pas forcément rendu heureux, je crois. Même repasser une chemise, je suis sûre qu’il ne sait même pas encore le faire aujourd’hui (rires).
Finalement, aujourd’hui, mes parents regrettent beaucoup d’avoir donné cette éducation à mon frère. Sans doute à cause de certains épisodes de son adolescence, mais aussi parce qu’aujourd’hui, ils ont finalement des relations assez sporadiques avec lui.
Quant à mon père, quand il est arrivé du Maroc avec ma mère, il considérait que les tâches ménagères étaient réservées aux femmes, et il n’aidait pas du tout ma mère. Aider sa femme, ce n’est pas le rôle qu’on attend d’un homme au Maroc. Mais ici, peu à peu, il s’est autorisé à le faire et à déconstruire ce que sa mère lui avait appris. Il s’est mis à faire la cuisine, la vaisselle ou le ménage… et il a beaucoup changé. Ma mère s’est battue pour ça, mais je pense qu’avec ses quatre filles, il a aussi évolué sur sa façon de voir les femmes. Sur ce que pouvait lui apporter une compagnie féminine, mais aussi ce que pouvait devenir une femme. Avec mes sœurs, on a des convictions, on est indépendantes et on fait toutes de beaux métiers : journaliste, enseignante, manager ou gérante. Même si on a reçu un traitement différent de notre frère, nos parents nous ont quand même beaucoup transmis cette notion de liberté et d’indépendance qu’ils étaient venus chercher en France. Et quand ma mère a commencé à essayer de conduire ma vie et de me demander quand j’allais me marier, je lui ai dit : « Ecoute maman, quand tu avais 19 ans, tu as épousé un mec que tu connaissais depuis 15 jours, c’est ton choix. Mais moi, je ne vais pas faire ça en fait. Je ne vais pas baisser mon froc devant le premier inconnu et faire ma vie avec lui. Et j’estime que là-dessus, je suis la seule a décider. Je n’ai pas de conseils ou de remarques à recevoir de ta part. » Et cette liberté-là, c’est ce qui nous a sauvées avec mes sœurs. Quand je suis partie, j’étais soulagée de ne plus vivre sous le même toit que mon frère. Aujourd’hui on ne se voit quasiment jamais, sauf à l’occasion de réunions familiales. Je ne l’ai pas vu depuis 4 ans.
Quand je pense à tout ça, je me dis que c’est un peu l’histoire de la fabrique d’un monstre. Comment ma mère a fabriqué ce monstre, en lui renvoyant l’idée qu’il était tout puissant. Et à un âge où je pourrais très bien fonder une famille, j’ai vachement en tête la volonté de ne pas faire de différences entre les filles et garçons. Même si je pense qu’il y a peu de risque, parce que ce n’est plus dans mon logiciel, que je l’ai vécu et que je me suis rebellée contre, j’ai très peur de reproduire certaines erreurs. Je n’ai vraiment pas envie de rater ça avec ma progéniture, si j’en ai un jour ! (rires)
Ce que je retiens, c’est ça : casser cette chaine qui transmet quelque chose de différent aux filles et aux garçons, entretenue par les parents, et malheureusement souvent par les femmes. Je pense qu’on a nos différences, et ce n’est pas les nier que d’éduquer filles et garçons de la même façon. Et il faut être attentif, car toute la société est conditionnée comme ça. Il faut du temps pour que ça change, et ça commence par l’éducation.