Rangers, un métier de femmes ? Au Kenya, en Afrique du Sud ou en Tanzanie, seuls les hommes menaient les safaris. Enfin du moins jusqu’à ce qu’Aziza Mbwana débarque tout de beige vêtu à l’assaut des big five et des préjugés.Rencontre avec une pionnière.
Petite, Aziza n’était pas féministe mais passionnée par la nature.
Lorsque cette petite fille originaire de Tanga, au nord de la côte tanzanienne, émet l’idée de devenir garde-nature et guide à l’autre bout du pays, ses parents sont quelque peu surpris. Tout d’abord parce qu’il n’y avait pas le moindre animal sauvage dans la région, et surtout parce qu’aucune Tanzanienne ne faisait visiter jusqu’ici son pays à des touristes en 4×4. « Ce métier reste encore aujourd’hui un métier d’homme, qui ne s’adresse qu’à peu de femmes, et encore moins aux Africaines, explique Aziza. D’autant plus dans ma région où les femmes sont considérées comme très douces, voire dociles, et ne font que très rarement des métiers difficiles », ajoute-t-elle.
Chaleureuse et souriante, Aziza est de celle avec qui on se sent tout de suite à l’aise. Cette trentenaire vous rappelle dès son arrivée que l’hospitalité est une partie essentielle de son métier. Ses parents l’imaginaient pourtant médecin comme son père, comptable comme sa mère, ou avocate dans l’idéal, «un travail normal pour une femme mais sûrement pas ranger », résume-t-elle confortablement lovée dans un fauteuil de style colonial britannique dans le salon cossu du Ngorongoro Crater Lodge. Car depuis, Aziza a fait du chemin.
A 36 ans et après 10 ans de métier, elle est aujourd’hui la responsable de l’équipe de rangers du lodge le plus luxueux de ce cratère mythique. Connue dans le milieu comme étant « une des meilleures conductrices du pays », elle se fait régulièrement courtiser par les plus grands tour-opérateurs, envieux de cette guide de choc. Si elle est encore la seule femme de son équipe, depuis son arrivée dans la profession, d’autres femmes ont emboité le pas d’Aziza. Elles sont aujourd’hui six, sur plus d’un millier de guides à sillonner les pistes du parc du Serengeti, du lac Manyara ou de la réserve du Tarangire.
« Si tu peux conduire, je peux conduire »
« J’étais vraiment déterminée, raconte-t-elle. Mon père était réticent mais ma mère a fini par m’encourager, et c’est elle qui m’a alors envoyé à l’école des guides. » A la « Tour Guide School » d’Arusha, les camarades sont plutôt sympathiques avec la poignée de filles qui partage leur scolarité, même si dans leurs têtes, il est clair que la carrière des femmes se fera à l’office. « Ils passaient leur temps à me dire de ne pas me faire d’illusions, que je resterai dans les bureaux, se souvient-elle, sourire aux lèvres. Je leur disais : « si tu peux conduire, je peux conduire, si tu peux guider des touristes dans les réserves, j’en suis aussi capable, donc nous verrons bien à la fin qui aura raison. Même s’ils ne m’ont pas vraiment mené la vie dure, j’étais déjà parée pour la compétition, et je savais que de nombreux obstacles m’attendraient à la sortie de l’école », confie-t-elle.
Au terme de cette année d’apprentissage, Aziza trouve un poste de guide maritime sur la côte dont elle est originaire. Mais Aziza s’ennuie. Ce qu’elle aime, c’est la savane, le bush profond. Elle retourne alors à Arusha au nord-est du pays, au cœur des réserves les plus renommées de Tanzanie, dans l’espoir de trouver une place dans un des tour-opérateurs de la région, à l’époque en plein essor. « C’est surtout quand je me suis lancée dans le monde du travail que je me suis réellement aperçue du désavantage d’être une femme dans le métier, raconte-t-elle. Parce qu’ils n’avaient encore jamais vu de femme postuler, Tanzanienne qui plus est et non une expatriée, ils ne me pensaient pas capable d’exercer aussi bien qu’un homme ».
Mais la roue tourne pour Aziza lorsque la chaîne « AndBeyond », leader mondial des lodges et campements de luxe dans les plus belle réserves du continent, lance un appel à candidatures pour recruter plusieurs guides. « Au premier entretien, il y avait plus de 300 personnes, et seulement cinq femmes, se rappelle-t-elle. Au terme de l’examen de conduite, Aziza est la seule femme retenue parmi 9 candidats. Elle avec les derniers concurrents une semaine d’épreuves intensives au Klein’s Camp, un des lodges de la chaine, situé sur la colline du Kuka, entre la réserve du Masaï Mara et du Serengeti. Entre les longues marches, les examens écrits et oraux, les indentification d’oiseaux ou de plantes des plus complexes, la semaine est rude pour Aziza. « Nous avons aussi dû pousser le véhicule pendant plus de trois heures car ils avaient volontairement retiré les fusibles. Ils étaient à la recherche de guides parfaits et nous n’avions pas le droit à l’erreur », se souvient celle qui a finalement été sélectionné aux côtés de deux hommes.
« Et si un éléphant te charge ? »
« Lorsque j’ai débuté dans un de nos lodges nommé Lac Manyara Tree lodge, il n’y avait que trois femmes : la femme du manager, la cuisinière…et moi ! », s’exclame-t-elle en riant. Le manager envisage alors mal l’arrivée d’une femme dans son équipe de rangers baraqués. « Il n’avait jamais vu de tanzanienne faire ce métier. Il redoutait que je le mette en difficulté et que les touristes se plaignent de mon travail. Il me demandait si je voulais faire ce métier toute ma vie ou si je cherchais simplement à mettre de l’argent de côté pour retourner à l’université. Il m’interrogeait sur ce que je ferai quand je serai mariée et que j’aurais des enfants. J’avais beau lui répéter que j’avais ce métier dans la peau, il n’en croyait pas un mot. »
A son arrivée, les railleries de certains de ses collègues ne manquent pas non plus, mais Aziza n’est pas du genre à se démonter. « Je pense qu’elle va se perdre dans la savane les gars. Si elle revient avec les touristes à la fin de la journée, je mange mon chapeau ! » ou encore « Que vas-tu faire si ton pneu est crevé ? Et si un éléphant te charge ? » Voilà ce que j’entendais à longueur de journée. Parce que je suis une femme, je me devais d’être doublement compétente. Bien heureusement d’autres collègues étaient ravis d’attirer les regards en ayant la première rangers tanzanienne dans leur équipe. Car, sur les pistes, beaucoup de confrères s’arrêtaient pour demander qui j’étais et comment j’étais en tant que guide. »
A ce jeu misogyne, certains touristes ne manquent pas non plus à l’appel. « Un jour, je suis venue chercher une femme et ses enfants à l’aéroport. Ils venaient de Belgique. Lorsque je suis arrivée, elle m’a demandé, interloquée, où était son guide. Quand je lui ai répondu que c’était moi, elle n’en croyait pas ses yeux. « Vous avez une arme dans votre voiture ? » « Non, lui répondis-je. Les armes sont interdites dans les réserves en Tanzanie, pourquoi devrais-je en avoir ? » Et elle rétorqua « Mais qu’allez-vous faire si des animaux nous attaquent ? Qui portera mes bagages » Je lui ai expliqué que j’avais étudié ces animaux et que je savais parfaitement comment ils se comportaient. J’avais beau la rassurer et lui dire que quelqu’un porterait ses bagages, elle n’était satisfaite d’aucune de mes réponses et n’a même pas voulu me serrer la main. C’était pourtant une femme ! », conclut-elle en riant. A leur arrivée au lodge, la cliente déclare au manager qu’elle n’a pas payé aussi cher son séjour pour avoir une femme comme guide privé…Aziza, comblée, déclare à son tour au manager qu’elle ne souhaite pas non plus guider ces clients. « Un collègue m’a remplacé et le lendemain, je suis allée chercher d’autres clients qui eux, étaient très contents. Et le soir, à table, ils n’arrêtaient pas de dire à tout le monde « C’est une femme nous qui nous guide et elle est géniale ! Elle nous a parlé de ça, et de ça…» Cette femme a écouté sans dire un mot. », raconte Aziza, fière de sa victoire sur ce qui fut un combat pendant toutes ces années. Depuis dix ans, Aziza a roulé sa bosse et prouvé à tous les médisants qu’elle était parfaitement capable d’être une des meilleures rangers de tout le pays.
« Nous avons maintenant des femmes députées ou ministres »
« Même si cela reste encore difficile de trouver du travail dans de nombreuses entreprises quand on est une femme, la situation en Tanzanie a énormément changé depuis 20 ans, déclare Aziza. Avant, quand je postulais, de nombreux employeurs me conseillaient de ne pas postuler pour un métier d’homme et de me cantonner aux bureaux et aux agences. Tandis qu’aujourd’hui, d’autres femmes sont rangers, et je suis fière d’avoir ouvert la marche. Je ne suis pas la seule, ajoute-t-elle. Au-delà du petit milieu du safari, nous avons désormais en Tanzanie des femmes médecins, avocates, pilotes, et même députées ou ministres ! »
Cette évolution en faveur de l’égalité homme-femme, Aziza ne l’attribue pas à un quelconque féminisme ou à une empathie de la gente masculine. Plutôt à la situation économique de plus en plus précaire de beaucoup de familles en Tanzanie, qui a fait sortir les femmes du cadre strictement familial. « La vie est difficile aujourd’hui. Même mariées, les femmes continuent de travailler pour participer aux frais familiaux qui deviennent de plus en plus cher : l’école des enfants, les vêtements, la nourriture, les frais de santé, le loyer… tout est cher. Les hommes ne peuvent plus se permettre de demander à leurs femmes de rester à la maison. Les moins instruites ont toutes lancé un business informel pour aider leur famille. Et chez nous, nous croyons que si vous envoyez une fille à l’école, vous aiderez la famille ou la communauté toutes entières», conclut-t-elle.
Aziza a d’ailleurs rencontré l’amour au travail. Son mari est aussi guide, et ils sont les heureux parents de deux filles. Si aujourd’hui, elle se réjouit des avancées de la condition des femmes en Tanzanie, elle constate qu’il reste encore du chemin, particulièrement au sein de la sphère familiale. A commencer par son cas. « Malgré mon rythme de travail, mon mari ne s’occupe pas tant que ça de nos enfants, avoue-t-elle un brin mal à l’aise. Avec une cadence de 3 mois de safari continus, pour 3 semaines de congés qu’elle passe avec sa première fille de 8 ans à Arusha, près de son internat, Aziza s’occupe en permanence de sa seconde fille d’un an et demi. « Quand je campe plusieurs jours avec des touristes, je la confie à quelqu’un. Mais en Afrique, et pas seulement chez les Massaï, les femmes font encore beaucoup trop de choses à la maison, lâche t-elle. Les femmes travaillent, certes, mais que lorsqu’elles rentrent à la maison, ce sont aussi elles qui cuisinent, qui font le ménage, qui s’occupent des enfants…Parfois, ils peuvent aider, mais c’est encore trop rare, conclut-elle. J’espère que pour mes filles ce sera différent, et j’en suis sûre car elles seront aussi de véritables battantes ! »