« C’est important pour moi de lâcher mes cheveux pour cette photo »
Amel
Centre social de Clichy-sous-Bois
J’ai grandi en Tunisie. Depuis toute petite, j’ai de beaux cheveux, très longs et naturellement bouclés, comme toutes les femmes de ma famille.
Je n’ai jamais eu le droit de les lâcher en dehors de la maison. Ma mère avait peur que nos cheveux fassent des envieux, et que ça nous « porte l’œil ». Elle me faisait donc toujours une natte ou un chignon par précaution avant que je sorte.
Mais c’est surtout mon grand frère qui m’interdisait formellement de lâcher mes cheveux. Je me rappelle, un matin, ma mère m’avait fait une queue-de-cheval. Mes cheveux tombaient joliment sur mes épaules, et j’étais toute contente. J’ai croisé mon frère dans la rue sur le chemin de l’épicerie, et il m’a tout de suite rappelée à l’ordre : « Qu’est-ce que tu fais comme ça dans la rue ? Tu sais bien que je ne suis pas d’accord ! » J’ai eu beau essayer d’expliquer que mes cheveux étaient quand même attachés avec une queue de cheval, il n’a rien voulu savoir et m’a renvoyée à la maison pour que je rattache davantage mes cheveux. J’étais révoltée, mais j’ai obéi. Je n’avais pas vraiment d’autre possibilité. Pour lui, lâcher ses cheveux, c’est se faire remarquer, et vouloir attirer le regard des hommes. J’avais beau lui expliquer qu’avec les cheveux attachés, un voile, ou même un sac poubelle sur la tête, ça ne changeait pas grand-chose, je n’ai jamais pu lâcher mes cheveux librement, même à 20 ans. Mon frère est resté fixé sur sa théorie. Et je n’ai jamais désobéi. J’avais trop peur qu’il le sache par l’intermédiaire d’amis ou de voisins. Et je m’en suis accommodée.
Le problème, c’est que c’est resté. Aujourd’hui, je suis mariée, j’habite en France, mais je ne lâche jamais mes cheveux. Dès que je sors, je les attache. Si je les laisse libres, je me sens tout de suite mal à l’aise, ça m’incommode, et je finis toujours par les rattacher. Sauf lors des occasions exceptionnelles comme les mariages.
Ce qui est dingue, c’est que mon grand frère est très souple avec ses filles. Aujourd’hui, elles ont 20 ans et elles s’habillent, se maquillent et se coiffent comme elles veulent. Quand je leur raconte que leur père m’interdisait de me lâcher mes cheveux, elles peinent à me croire. Je soupire souvent en lâchant « Vous avez de la chance… Jamais je n’aurais pu mener votre vie à 20 ans ! » Quand je dis ça à ses filles, mon frère ne répond pas grand-chose, ou il ricane ou me disant que c’est trop tard.
Quand j’y repense, je me dis que c’est dommage, même si je sais que mon frère a fait ça pour me protéger.
C’est important pour moi de lâcher mes cheveux pour cette photo.