Ghana : Kokrobite, terre d’accueil des rastas

Lorsque l’on pense à la communauté rasta, on pense à la Jamaïque ou à l’Ethiopie. Or c’est au Ghana que l’on compte la plus grande population de rastas d’Afrique. Rita Marley, veuve du légendaire Bob, y a même élu domicile et ouvert un studio ainsi qu’une fondation.

«Ici, on ne m’a jamais demandé ma carte d’identité ni mon passeport. Je ne suis pas discriminé pour mes dreadlocks, contrairement aux autres pays africains où il n’y a pas de liberté et où les rastas ont une mauvaise image. Même en Ethiopie. Ici nous sommes libres d’être rastas», explique Courage Man Jah, rasta togolais installé au Ghana avec sa famille depuis vingt ans.

Reconnu pour sa tolérance, le pays fait figure d’exception et attire les adeptes de Jah venus d’Afrique, des Etats-Unis et de Jamaïque. Stable politiquement, viable au niveau économique, le Ghana représente un bon compromis entre l’idéologie rasta du retour en Afrique —la Terre Mère— et des préoccupations plus terre-à-terre de qualité de vie.

Ainsi Rita Marley, veuve du grand Bob, a elle aussi choisi le Ghana comme pied-à-terre africain et passe une partie de l’année dans le pays.

« Le rastafarisme est né en Jamaïque dans les années 1930 au moment du couronnement comme empereur d’Ethiopie d’Hailé Sélassié, incarnation de Jah (Dieu) sur Terre et descendant du roi Salomon, le roi d’Israël, mentionné dans la Bible. Il a pris sa source dans les idéologies politiques panafricaines, notamment défendues par les Jamaïcains Alexander Bedward et Marcus Garvey, qui entendaient rendre leur fierté aux Noirs par la remise en valeur de leur identité africaine, et leur rapatriement des Caraïbes et des Etats-Unis vers le continent. » explique Courage Man Jah. Le vrai rasta n’a pas de nationalité mais sait que l’Afrique est la première terre des rastas, comme du reste de l’humanité. L’Afrique, c’est la source. Quand un rasta arrive, il embrasse la terre en sortant de l’aéroport.

Pourtant, les rastas sont paradoxalement mal acceptés et parfois rejetés en Afrique, où leur mouvement est souvent caricaturé. Leur végétarisme intrigue. Leurs cheveux et leurs barbes jamais coupés, les «dreadlocks», symboles ostentatoires de leur dévouement à Dieu, tout comme leur consommation de marijuana, fumée pour s’élever vers Dieu, sont les obstacles majeurs à leur intégration dans la plupart des sociétés africaines.

Au mieux, ils sont vus comme des fumeurs de marijuana oisifs et marginaux, au pire assimilés aux fous et aux sans-abris qui parcourent les rues africaines tous débraillés.
«Dans les manuels scolaires de certains pays francophones, les rastas sont présentés comme des fous. Et en Guinée par exemple, tu dois couper tes dreads avant un entretien d’embauche, sinon ce n’est pas même pas la peine d’y aller», raconte Courage Man Jah, qui a lui aussi connu cette discrimination au Togo avant de rejoindre le Ghana.

Des champs de cannabis dans la région Volta

Au Ghana, les rastas inspirent en effet un certain respect. «Pour moi tous les Ghanéens sont des rastas dans leur tête», lance Thierry, rasta d’une trentaine d’années, lui aussi originaire du Togo.

De fait, les hommes aux dreadlocks sont souvent salués dans les rues des villages où ils sont installés et peuvent pratiquer leurs activités artistiques, en particulier la musique reggae, dans un climat de tolérance.

Vouant un culte important à la nature, sacrée dans le rastafarisme, les rastas s’installent généralement dans les montagnes, au bord de la mer ou des fleuves.

Trois régions abritent principalement les rastas du Ghana. La région Volta d’abord, frontalière du Togo à l’est du pays, réputée pour ses nombreux champs de cannabis. Les rastas sont aussi implantés dans les forêts autour de Kumasi, deuxième ville du pays, notamment pour des raisons spirituelles. Ce sont des membres de l’ordre Bobo Shanti, crée en 1958 en Jamaïque par le prince Emmanuel et nommé en référence au peuple Ashanti habitant cette région de l’ouest du Ghana. Cet ordre, le plus radical des tribus rastas, est particulièrement attaché au retour en Afrique et s’attribue un lien avec les Ashantis ghanéens. D’autres ordres du mouvement rasta sont présents dans le pays, comme les 12 tribes (celui auquel Bob Marley appartenait), One Force ou les Nyahbinghi. Enfin, autour d’Accra, la capitale ghanéenne, les rastas ont élu domicile dans plusieurs villages.

Rita Marley célèbre l’anniversaire de son mari au Ghana

A une heure de route au nord d’Accra, loin de son agitation, les luxuriantes collines d’Aburi accueillent même la «reine du reggae», Rita Marley en personne.

Désireuse elle aussi d’effectuer son retour en Afrique et d’aider au développement du continent, la veuve du roi du reggae a choisi en 2000 le Ghana pour vivre une partie de l’année. C’est là qu’elle célèbre chaque année l’anniversaire de la naissance de Bob, le 6 février, avant de repartir en Jamaïque pour l’anniversaire de sa mort, le 11 mai.

Elle a créé dans le petit village de Konkonuru, qui l’a sacrée reine, la Rita Marley Foundation, une fondation humanitaire.
Elle a ensuite construit un studio d’enregistrement ultramoderne, le Studio 1, émanation africaine des mythiques Tuff Gong Studios jamaïcains de son mari. Le studio n’a jamais servi. Selon des sources officielles, un dysfonctionnement électrique serait à l’origine de l’incendie qui l’a détruit en mai 2010.
Néanmoins, certains rastas de la région expliquent la catastrophe par des raisons plus mystiques liées à la façon dont Rita gère l’héritage de son défunt mari.

«Pour moi, elle est devenue plus commerciale qu’humanitaire, estime Courage Man Jah, qui a joué à plusieurs reprises avec elle au début des années 2000. Son studio devait être loué à 5 000 dollars la journée. Il était plutôt destiné à recevoir des artistes reconnus venus de Jamaïque qu’à promouvoir de jeunes artistes africains. Je suis déçu qu’elle n’utilise pas davantage son influence et ses richesses au profit de l’Afrique.»

Il est vrai que la fondation, le studio en ruines gardé par des barbelés et le bâtiment censé accueillir un restaurant et un magasin de souvenirs semblent laissés à l’abandon. Peut-être l’accueil tiède réservé aux rares visiteurs traduit-il aussi un certain malaise.
«Depuis quelques années, Rita Marley n’est même plus rasta», lâche Courage Man, qui préfère d’ailleurs son village de Kokrobite, autre foyer rasta aux limites d’Accra.

Située le long du Golfe de Guinée, sa plage de sable fin idyllique, avec ses concerts de reggae hebdomadaires, ses effluves de marijuana et ses nombreux restaurants «ital» (terme dérivé de « vital » qui désigne la cuisine végétalienne des rastas), attirent rastas et touristes.

«Je suis à Kokrobite depuis six ans pour son cadre de vie, la mer, la nature, et parce qu’il y a des touristes. Quand tu es artiste, c’est bien pour le business.», confie Courage Man Jah.

Autour de la plage et des quelques hôtels du village rôdent d’ailleurs les «beach boys», plus intéressés par les touristes occidentales que par le mode de vie rasta défendu par Courage Man Jah.

Et celui-ci fait bien la distinction: «Il ne faut pas confondre vrais rastas et beach boys. Notre culture est parfois réduite à un folklore que certains utilisent, alors qu’être rasta, c’est un mode de vie, avec des principes essentiels qu’il faut respecter.»
A ce sujet, Courage Man Jah n’a pas fait les choses à moitié. Il a construit lui-même sa maison dans un coin paisible de Kokrobite, loin des touristes. Il y vit avec sa femme et ses cinq enfants de 3 à 15 ans, qu’il élève dans un ascétisme rasta absolu. Jah Win, Jah Spirit, Mystic Jah, Jah Alpha Omega et Jah Power ne vont pas à l’école, ne jouent pas avec les autres enfants non-rastas. Leur père les éduque à sa manière, en leur enseignant le français, l’anglais, le twi et l’ewe (langues véhiculaires du Ghana et du Togo) mais aussi une langue qu’il a lui-même inventée pour ne pas être compris des autres.

La plus grande partie de son enseignement concerne la musique et la philosophie rasta. Chacun des enfants fume, joue et chante depuis son plus jeune âge dans le groupe familial.

Pour le père de famille, «Il faut respecter les dix commandements de Jah sur la Terre et appliquer à ses enfants une éducation naturelle, avec les principes de l’éducation africaine, de nos grands-parents et de nos ancêtres, justifie-t-il.Beaucoup d’enfants vont à l’école et n’apprennent rien, ou sont dans la rue. En Afrique, beaucoup d’écoles sont payantes, et marchent au bâton.»
Si Courage Man Jah espère qu’un jour son groupe familial deviendra célèbre, il se défend d’isoler ses enfants.

«Je leur inculque des principes de vie et, en leur enseignant la musique, leur apporte un certain bagage pour réussir dans la vie. Après, lorsqu’ils seront grands, ils seront libres de faire leurs propre choix», explique-t-il.

Qu’est-ce que le rastafarisme ? «Pour nous, il n’y a pas de – isme – .Ce n’est pas une religion mais un principe de vie.» précise Courage Man Jah. Fidèle à la volonté d’universalisme du mouvement rasta, il estime que tous les Africains devraient l’adopter. «S’il y avait plus de rastas, il y aurait moins de guerres.»

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