Anas Aremeyaw Anas, journaliste d’investigation en immersion, s’est donné pour mission de mettre les criminels et les corrompus derrière les barreaux. Ses armes: déguisements, caméras cachées et sang-froid. Rencontre avec une pointure de l’enquête.

«J’ai joué de nombreux rôles pour mes enquêtes, dans de nombreux pays. J’ai été patient dans un hôpital psychiatrique, prêtre dans un orphelinat d’Accra, homme de ménage dans une usine de biscuits qui utilisait de la farine remplie de vers…»

Rares sont ceux qui connaissent le visage et la véritable identité d’Anas Aremeyaw Anas. En modifiant son apparence et sa personnalité pour de nombreuses enquêtes en immersion avec caméras cachées, il est pourtant devenu le journaliste d’investigation le plus célèbre et le plus redouté du Ghana.

Depuis ses débuts en 1998, Anas a aussi enquêté parmi les albinos en Tanzanie, où les parties de leur corps sont utilisées en sorcellerie, et montré le trafic issu de ces croyances, en se faisant passer pour un acheteur.

Il a également été barman dans un club privé pour infiltrer la mafia chinoise du sexe au Ghana ou encore mineur dans une exploitation illégale d’or. A la limite du journaliste d’investigation et du justicier masqué, Anas ne se contente pas de dénoncer.

Une fois que son reportage lui a permis de rassembler les preuves suffisantes pour faire accuser quelqu’un, il les transmet à la police et suit l’affaire jusqu’aux tribunaux, souvent avant même de boucler son investigation.

Sa devise: Name, shame and jail («Désigner, dénoncer, emprisonner»).

«Un journaliste ordinaire penserait qu’il faut s’en tenir à désigner et dénoncer. Mais le journalisme que je pratique va plus loin. Je m’assure que les “bad guys”, les criminels, finissent bien derrière les barreaux.»

Le leitmotiv d’Anas: améliorer, grâce à ses enquêtes, la société dans laquelle il vit.

«Quel est l’intérêt du journalisme, s’il n’a pas d’effet positif sur ma communauté? Si, par exemple, un journaliste dénonce la corruption mais que, le lendemain, les coupables marchent toujours librement dans la rue, il ne fait que les renforcer, rien de plus.»

«Je témoigne moi-même au tribunal»

En dehors de sa vision du journalisme, ce besoin de justice est également, selon lui, intimement lié aux lacunes de son continent.

«Je suis un produit de ma société. Je suis Africain et je connais les problèmes de mon continent, explique-t-il. Les institutions en Afrique ne sont pas aussi puissantes qu’en Occident. J’ai donc décidé, grâce à mon travail, de combler ces lacunes, en présentant des preuves tangibles aux forces de l’ordre et à la justice. Je témoigne moi-même avec mes images au poste de police et au tribunal, pour que justice soit faite.»

Si Anas ne sous-estime pas la capacité du pouvoir politique à faire évoluer la société, il reste persuadé que la société elle-même doit être à l’origine des changements.

«Plus la société civile est critique et plus elle joue son rôle de contrôle de l’action politique, plus le pouvoir aura l’obligation d’être efficace face aux problèmes de société.»

 

Anas considère son travail comme une manière parmi d’autres pour changer sa société.

«Je ne dirais pas que les autres journalistes devraient m’imiter. Mais je leur conseillerais de regarder de plus près leur société et de se demander comment la faire évoluer dans le bon sens. Si ma méthode convient, tant mieux. S’ils en trouvent une meilleure, qu’ils l’utilisent, clame-t-il. Je ne me déguise pas pour le plaisir de me déguiser ni pour jouer les cow-boys, mais pour résoudre des problèmes que je ne pourrais pas résoudre autrement.»

Critiqué pour ses méthodes

Les méthodes d’Anas ne font en effet pas l’unanimité et il se doit de constamment les justifier. Il a par exemple été exposé à de violentes critiques après une enquête menée au sein d’un hôpital où les jeunes filles venues avorter étaient violées par un médecin.

«Beaucoup m’ont reproché d’avoir filmé plusieurs viols avant de dénoncer ce médecin, mais je ne pouvais pas m’arrêter à la première victime. Il me fallait plusieurs cas pour prouver que ce médecin était bien un violeur en série et pour qu’il soit jugé en tant que tel», justifie-t-il hors caméra.

Anas affirme fièrement que la totalité de ses enquêtes ont porté leurs fruits. Néanmoins, il avoue être confronté en permanence à des choix difficiles comme ne pas aider immédiatement des victimes d’atrocités commises sous ses yeux ou tromper des innocents sur son identité.

Il prend lui-même de nombreux risques, en s’introduisant seul dans des milieux parfois criminels ou mafieux.

Malgré le soin extrême qu’il apporte à ses déguisements, il admet d’ailleurs avoir failli être démasqué plusieurs fois:

«J’ai, par exemple, lors d’une de mes enquêtes au sein de l’armée en Côte d’Ivoire, dû fuir après avoir été reconnu, pour sauver ma peau.»

Lorsque on l’interroge sur ses déguisements, Anas ne dévoile pas tous ses secrets:

«Je ne vous dirai certainement pas où et comment ils sont fabriqués, mais je peux vous assurer qu’ils viennent de pays développées et qu’ils sont très sophistiqués, avec des prothèses pour le visage», dit-il avec fierté.

 

Le Günter Wallraff ghanéen

Une chose est sûre, sa méthode s’inspire de celle du célèbre Günter Wallraff, précurseur des méthodes d’infiltration déguisée. Ce journaliste d’investigation allemand s’était fait connaître dans les années 1980 par son ouvrage Tête de Turc, dans lequel il racontait ses deux ans passés dans la peau d’un immigré turc prêt à accepter n’importe quel travail.

Par cette technique qualifiée aujourd’hui de «wallraffienne», Günter Wallraff avait dénoncé l’exploitation et le racisme subis par les Turcs, première minorité d’Allemagne de l’Ouest.

Parfois surnommé «le Günter Wallraff ghanéen», Anas confie avoir tissé un lien fort avec son mentor.

«Nous avons déjà travaillé ensemble, il y a longtemps, je l’admire pour ses nombreuses enquêtes et je suis fier qu’il apprécie mon travail. Nous nous sommes vus récemment au Ghana, et ne soyez pas surpris si dans les mois ou les années qui viennent, vous entendez parler d’une enquête réalisée par Günter Wallraff et moi.»

Mais c’est bien seul qu’Anas a bâti sa réputation. Sa notoriété a depuis franchi les frontières du Ghana et même de l’Afrique.

Lors de sa visite au Ghana en 2009, le président américain Barack Obama lui-même lui a adressé des éloges et en a fait l’un des symboles de l’esprit démocratique du pays:

«Nous voyons cet esprit dans le courage des journalistes comme Anas, qui risque sa vie pour rapporter la vérité.»

Secret et anonyme, Anas ne refuse pas pour autant la reconnaissance ni la lumière, pourvu qu’elle n’éclaire pas son visage. Il s’exprime régulièrement, toujours déguisé, dans des talk-shows ou des conférences.

Et ce «justicier» masqué et mystérieux, bien que logiquement méfiant envers les inconnus, est plus disponible et ouvert aux interviews qu’on pourrait l’imaginer.

Après seulement quelques discrets échanges téléphoniques, notre rencontre avec Anas a eu lieu début décembre dans un hôtel de Bolgatanga, l’une des plus grandes villes du nord du Ghana, près de la frontière burkinabè.

Il tournait dans la région pour Al Jazeera sa dernière enquête, dénonçant les pratiques occultes d’empoisonnement mortel des enfants malformés dans le nord du Ghana et au Burkina Faso.

 

«Il faut que tout le monde sache que c’est moi»

Anas estime nécessaire pour lui de s’exprimer publiquement pour «donner une dimension humaine» à ses reportages mystérieux.

«Il faut que tout le monde sache que c’est moi, un simple être humain et non un esprit malicieux, un magicien ou un super-héros. C’est aussi une manière de prouver aux autres qu’il ne tient qu’à eux de se décider à changer les choses.»

A la question de savoir si Anas pense un jour tomber le masque, sa réponse est sans appel.

«Si je me lève un jour et constate en marchant dans la rue qu’il n’y a plus de problèmes ni d’injustices au sein de ma communauté, pourquoi devrais-je garder mon masque? Mais tant que le mal continuera d’exister, tant qu’il y aura des abus à l’encontre des droits de l’Homme, tant que la corruption continuera de sévir, j’ai toutes les raisons de garder mon chapeau vissé sur ma tête. J’attends avec impatience de voir ce jour où la société sera libérée de tous ces maux.»

En attendant, le vrai visage d’Anas Aremeyaw Anas restera le secret le mieux caché du Ghana.

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